La Conjuration des imbéciles

La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole est une de mes œuvres préférées, c'est pourquoi je reprends la rédaction de mon blog avec ce roman.

John Kennedy TooleJohn Kennedy Toole  (1937-1969) n'a écrit que deux romans dans sa vie: La Conjuration des imbéciles et La Bible de néon.Faute de trouver un éditeur et persuadé qu'il est un écrivain raté, il finit par se suicider.La renommée viendra à titre posthume avec le prix Pulitzer en 1981.

L'action se déroule à La Nouvelle Orléans. Le héros, Ignatius Reilly est "Oliver Hardy délirant, Don Quichotte adipeux,saint Thomas d'Aquin pervers" (Walker Percy). Il est énorme physiquement et énorme par sa culture, parfaitement inadapté au monde moderne. En effet ce spécialiste de la philosophie médiévale passe sa vie couché en chemise de nuit dans un taudis de Constantinople Street, exprimant sa révolte en invectives dans des dizaines de cahiers au milieu de spectaculaires accès de flatulences. Son livre favori est la Consolation de philosophie de Boèce, le livre le plus lu au Moyen Age après la Bible.Ce choix pose un problème: Boèce a écrit ce livre en prison et après de longues années, il a été exécuté sur ordre de l'empereur d'Occident pour magie, trahison, etc.Du coup, il existe une contradiction entre ce qui lui est arrivé en réalité et ses écrits optimistes!  Mais cela ne semble pas troubler Ignatius qui, comme Boèce, est loin du monde réel. Voici comment il apparaît dès le premier chapitre: " Une casquette de chasse verte enserrait le sommet du ballon charnu d'une tête. Les oreillettes vertes, pleines de grandes oreilles,  de cheveux rebelles au ciseau et des fines soies qui croissaient à l'intérieur même desdites oreilles, saillaient de part et d'autre comme deux flèches indiquant simultanément deux directions opposées.[...] A l'ombre de la visière verte, les yeux dédaigneux d'Ignatius J. Reilly dardaient leur regard bleu et jaune sur les gens [...], scrutant la foule à la recherche des signes de son mauvais goût vestimentaire. Plusieurs tenues, remarqua Ignatius, étaient assez neuves et assez coûteuses pour être légitimement considérées comme des atteintes au bon goût et à la décence. La possession de tout objet neuf ou coûteux dénotait l'absence de théologie et de géométrie du possesseur,  quand elle ne jetait pas tout simplement des doutes sur l'existence de son âme."

Ignatius est un personnage comique comme il y en a peu. c'est un intellectuel idéologue, un goinfre, un menteur invétéré, méprisant, parfois menaçant, en guerre  seul contre tous: contre Freud, contre les homosexuels, les hétérosexuels contre les protestants.Une fois, il a tenté de s'extraire de cette situation en postulant à l'université de Louisiane car il a été brillant dans les études.Il traverse en bus les marais environnants, épouvanté, et à son arrivée, il se fait voler sa veste pendant qu'il est assis sur les toilettes, à la faculté. Sans cesse, il a des problèmes gastro-intestinaux, son anneau pylorique se ferme à la moindre contrariété; ,la géométrie et la théologie sont invoqués à tout bout de champ.

Ignatius a trente ans et vit chez sa mère. Celle-ci, veuve depuis vingt et un ans, arthritique et passablement alcoolique, excédée, lui enjoint de chercher du travail Il obéit,  expérimente plusieurs emplois et chacun tourne au désastre avec un crescendo comique, la colère de la mère allant elle aussi croissant.

Ignatius a une petite amie, Myrna Minkoff, sorte d'anarchiste de gauche . Elle pense que si Ignatius est aussi bizarre, c'est parce qu’il a besoin de sexe ; mais ce qui se passe entre eux est pour le moins singulier! On a bien l'impression qu'il ne se passe pas grand-chose. On la connaît surtout à travers la correspondance qu'ils entretiennent. Ils veulent s'étonner l'un l'autre par leurs audaces politiques, psychologiques, sociales.

A côté des personnages principaux gravite une faune incroyable de tous milieux, typique de La Nouvelle Orléans:  Santa Battaglia, nouvelle amie de Mme Reilly, d'une vulgarité et d'un sans-gêne peu communs, Claude Robichaux, un vieil homme qui voit des communistes partout. Il est assez à l'aise et a des vues sur Irène Reilly. Angelo Mancuso, neveu de Santa est un policier incompétent et pleurnichard qui revêt divers déguisements grotesques sur les ordres de son supérieur qui le persécute. La belle.Lana  dirige Les Folles Nuits, une boîte de strip -tease miteuse et pose pour des photos pornographiques; elle mène son affaire d'une main de fer mais ses employés lui donnent du fil à retordre, Jones, un jeune noir qui fait le ménage et observe tout derrière les lunettes de soleil qu'il n'enlève jamais, et Darléne , une strip-teaseuse cocasse qui rêve de monter un numéro avec son monstrueux cacatoès. 

Il ya a aussi les personnes que rencontre Ignatius dans son cursus professionnel. Guy Lévy est le propriétaire des Pantalons Lévy. C'est un patron ordinairement absent, un très brave homme qu'Ignatius manque ruiner. Il est persécuté par sa femme, une harpie qui se pique d'être psychologue.Le chef de bureau, Gonzalès est le modèle de l'employé dévoué; mais son admiration  craintive pour Ignatius va lui poser des problèmes. Signalons aussi Miss Trixie, l'aide-comptable octogénaire atteinte de démence sénile. Remarquons enfin Dorian Greene, un jeune homosexuel richissime et un trio de lesbiennes infernales.

Le style de l'auteur souffre un peu de la traduction car il est impossible de traduire le parler populaire de La Nouvelle Orléans. mais on se rend compte que le vocabulaire est très riche .Ignatius est un cinéphile d'un genre un peu spécial; voici comment il se comporte au cinéma: "Ignatius regarda défiler le générique en ricanant. Tous ceux qui avaient participé à cette production étaient aussi imbuvables les uns que les autres.Le décorateur, en particulier, l'avait déjà horrifié à maintes reprises. L'héroïne était encore plus insupportable qu'elle ne l’avait été dans la comédie musicale sur le cirque.Dans ce film-ci, elle était censée être une jeune et brillante secrétaire qu'un aventurier assez âgé tentait de séduire. Il la faisait transporter aux Bermudes à bord de son avion privé et l'installait dans un luxueux appartement d'hôtel. Quand le libertin ouvrait pour la première fois la porte de la chambre à coucher de celle qu'il désirait, elle piquait une fameuse crise de nerfs.

-Saleté hurla Ignatius, répandant du pop corn et des postillons sur l'espace de plusieurs rangées de fauteuils, comment a-t-elle l'audace de se faire passer pour vierge? Regardez-moi ce visage de dégénérée. Qu'on la viole!"

La structure du roman est remarquable; tous les personnages, d'une manière ou d'une autre se retrouvent dans le final; Notons aussi que la division en chapitres et sous-chapitres rappelle L a Consolation de philosophie; en plus le livre même passe de main en main et joue un rôle majeur dans l'intrigue.

Ce roman est-il comique ou tragique?

Par sa faconde, Ignatius rappelle Falstaff, donc on est bien dans le registre comique.Par moments le lecteur pleure de rire; Mais c'est simultanémenti un livre triste; la tragédie d'Ignatius est  celle de l'auteur. C'est une oeuvre agréable à lire mais qui vous laisse aussi pensif.